vendredi 3 février 2017

Café Josse ou la littérature sur le zinc

Toute la vie de Jacques Josse est rythmée par les livres, ceux qu'il écrit, ceux qu'il lit et ceux dont il parle. Il a naguère dirigé la revue Foldaan, avec au sommaire des textes de Pierre Dhainaut, de Jean-Pierre Chambon, de Yves Prié, de Georges Perros, d'Alain Jégou, d'Antoine Émaz, de Michel Dugué, de Pierre Autin-Grenier, pour n'en citer que quelques-uns. Il a aussi créé et animé pendant vingt ans les éditions Wigwam où il aura publié pas moins de quatre-vingt écrivains. Par ailleurs il dirige depuis quelques années la collection "Piqué d'étoiles" aux éditions Apogée. Sur son blog (que je vous invite à découvrir parmi mes favoris, à droite de cette page), sur "remue.net", il écrit des notes de lecture, souvent sur des auteurs peu connus, mais qui valent le détour. Écrivain, il a publié plus d'une trentaine de livres, dans des proses généralement courtes, acérées, et dont le style, alerte, sans concession, est constamment au service de la plus grande justesse d'expression.  Son œuvre est en partie autobiographique et voyage entre le vécu et la mémoire, mais telle qu'elle peut aussi réinventer le réel. La mort est souvent présente dans ses écrits, mais sans pathos, la mort vivante en quelque sorte, avec ce qu'il faut d'humour noir pour la rendre presque fréquentable.
Je vous invite ici à prendre un verre au "café Josse", en compagnie de son dernier livre.




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Il vient de publier aux éditions le Réalgar : "Chapelle ardente" où il évoque l'un de ses thèmes favoris, la mort, l'Ankou, "avec sa tête aux orbites vides et sa faux montée à l'envers". "Barbu", le patron d'un bistrot de campagne, vient en effet de mourir. Ses amis et clients ont décidé d'honorer sa mémoire, en présence du cercueil, dans la salle du café où il officiait tous les jours, élaborant savamment les cocktails, calmant ici ou là l'impétuosité de tels consommateurs éméchés et voyageant par l'imaginaire, au fil des conversations au coin du zinc, vers les endroits mythiques dont Jacques Josse raffole. Il nous décrit ainsi avec moult détails ces soirs où "Barbu" et le "professeur", l'un des piliers de comptoir, peuvent apercevoir de leur fenêtre mentale ouverte à tous les vents de l'ivresse, et nonobstant les distances géographiques,  "la silhouette dégingandée de Charles Bukowski, sortant en titubant du "Golden Horn" à Los Angeles" ou Jack London "en train de siroter un dernier (puis encore un dernier) verre chez John Heinold", à Oakland, entre autres sulfureuses et légendaires figures. Pour Jacques Josse, le bistrot est un lieu magique, avec des tapis volants pour les rêves les plus fous qui peuvent bien s'envoler où ils veulent à travers espace et temps, à tire d'ailes d'une écriture vagabonde et envoûtante par laquelle on se laisse aisément griser. Cet écrivain a une tendresse particulière pour les paumés, les éclopés, les oubliés et les désespérés de la vie qu'il réunit, dans ce livre, autour du cercueil de "Barbu" installé sur des tréteaux au centre de l'estaminet. Et ce n'est pas la mort qui est célébrée ainsi, mais la vie, toutes ces vies "de rien", avec leurs petits et grands drames, que Josse, par la puissance d'évocation de son style, nous donne à partager, comme si nous étions nous-mêmes présents, assis pudiquement à la table du fond à siroter un verre. 

Extrait : "Vers dix heures, Pierrot Le Loup, l'ex-cheminot, commençait à dodeliner de la tête et à taper de plus en plus fort sur le zinc. Il lui assénait en cadence une série de petits coups de poings rageurs. C'est à son propre visage, qui apparaissait face à lui, en reflet à peine déformé sur le comptoir humide, qu'il s'en prenait. Il déclarait ne plus se supporter. «J'ai commencé à me prendre en grippe il y a deux ou trois ans et ça finira mal», ajoutait-il en demandant au barman de lui tordre, vite fait, son éponge sur la gueule, afin de ne plus se voir qu'à travers un rideau de fines gouttelettes..."



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Jacques Josse avait publié précédemment "Au célibataire, retour des champs", aux éditions "Le phare du cousseix", petite structure éditoriale, mais exigeante et de qualité. Cet auteur, dont la poésie imprègne toute la prose, a rarement recours aux formes poétiques proprement dites qui impliquent une distribution particulière des mots sur la page. Ce livre est d'autant plus singulier. L'influence de la prose s'y fait sentir, mais en une écriture encore plus resserrée, dépouillée, qui cherche à dire au plus juste quelques moments dispersés sur le temps de toute une existence. Ce serait, sans les oripeaux et la gloriole, l'épopée d'un homme ordinaire, la chanson de geste d'un de ces anonymes à la vie dure, solitaire, qui hantent encore nos campagnes, quelque part dans les Côtes d'Armor ou dans le Finistère. Mieux que tout commentaire, en voici un extrait :

"le même, soixante ans,
lit froid, vie rêche,
lance, remorque pleine,
son tracteur dans les ornières.
Fonce vers les silos.
Écrase herbes folles,
fougères, digitales.
Demande au cheval mort
qui tire depuis toujours dans sa mémoire la même
       charrue aux socs  usés
de continuer à lui labourer le crâne
pour y semer ces idées noires
que les corbeaux déterreront dès l'aube."

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                                        Alain Roussel




- "Chapelle ardente a été publié par les éditions "le Réalgar" (prix : 8 €)

http://lerealgar-editions.fr/



- "Au célibataire, retour des champs", par les éditions "le phare du cousseix" (prix : 7 €)

www.lephareducousseix.com